Publié le 23 mars 2020 par Pierre Paquette
La Fédération des astronomes amateurs du Québec, en collaboration avec mon ami Michel Renaud (du Club des astronomes amateurs de Laval), et en collaboration avec À la découverte de l’univers et l’ASTROLab du parc national du Mont-Mégantic, vous invite à mesurer la circonférence de la Terre en répétant l’expérience d’Ératosthène. C’est un projet facile et intéressant pour toute personne, sans prérequis en connaissances astronomiques. Je vous invite à l’essayer.
Mais saviez-vous que la science citoyenne permet de mesurer bien plus que la seule circonférence terrestre ? En effet, il est relativement facile de déterminer par soi-même — ou parfois avec la collaboration d’autres personnes — des choses comme la taille et la distance de la Lune et celle du Soleil, ou la distance des autres planètes, simplement en faisant des observations astronomiques faciles. Découvrons ensemble comment mesurer notre Univers…
Passons rapidement sur cette mesure, puisque les liens ci-dessus en parlent amplement. Le principe est simple : sachant l’angle entre un bâton planté à la verticale et le bout de son ombre à midi de temps solaire vrai, et en sachant qu’un bâton similaire placé à l’équateur ne projette pas d’ombre au moment de l’équinoxe, et en connaissant aussi notre distance à l’équateur, on peut compléter une règle de trois facile pour déterminer la circonférence de la Terre. En divisant par π (3,14159265…), on obtient le diamètre de notre planète.
Dans le graphique ci-contre, les deux bâtons sont au centre gauche de la Terre, et à environ la moitié de la hauteur à gauche de la Terre ; ce sont les deux lignes de couleur crème. La ligne rouge représente l’ombre du bâton d’en haut, que l’on suppose être à notre latitude. Ératosthène avait obtenu 7,2° (« un cinquantième de cercle » dans le texte original en grec ancien) pour 5 000 stades, ce qui donne 250 000 stades pour 360°. Les historiens ne s’entendent pas toutes et tous sur la longueur exacte du stade ; il en existait au moins trois sortes, mais peu importe lequel on choisit, on arrive à une erreur d’au plus 10–15 % dans le diamètre réel de la Terre, ce qui est remarquable quand on considère qu’il a vécu il y a environ 2 200 ans et qu’il n’avait pas des instruments très précis pour prendre ses mesures.
Dans le sud du Québec, si vous répétez l’expérience, vous devriez obtenir un angle voisin de 45° (à la frontière avec les États-Unis) à 48,4° (Saguenay). Montréal étant à 5 060 km de l’équateur et 45,5° de latitude (donc un angle de 45,5° entre la pointe du bâton et la pointe de son ombre), on obtient le calcul suivant :
45,5° | = | 360° |
5 060 km | 𝑥 km |
Ceci est la même chose que 45,5 𝑥 = 5 060 × 360 = 1 821 600, d’où 𝑥 = 40 035,2 km ; la valeur exacte est 40 007,86 km, vu que l’on détermine dans cette expérience la circonférence polaire (d’un méridien) passant par Montréal et les pôles — la circonférence équatoriale de la Terre est quant à elle de 40 075 km. La différence entre la mesure et la réalité tient au fait que cette expérience suppose que le Soleil est à une distance infinie de la Terre et que ses rayons sont absolument parallèles, ce qui n’est pas exactement le cas ; toutefois, puisque l’on n’a pas encore déterminé la distance au Soleil, on doit s’en tenir à cette supposition raisonnable.
Il existe diverses façons de mesurer l’écart qui nous sépare de notre satellite naturel…
Dans cette version de la mesure, il faut d’abord connaître la taille de la Terre, ce qui a été fait à l’expérience précédente *. On doit aussi connaître la durée de révolution de la Lune autour de la Terre, ce qui est relativement facile à déterminer par l’observation — d’une pleine lune à la suivante, il s’écoule environ 29 jours (précisément 29 j 12 h 44 min, mais on suppose qu’on a fait une mesure très rapide et approximative, en regardant par exemple les dates de pleine lune sur un calendrier).
* En général, chaque mesure présentée dans cette page requiert la complétion d’au moins une mesure précédente.
La mesure ici est double. Le seul prérequis est d’attendre une éclipse totale de la Lune (voir cette page pour les dates des éclipses solaires et lunaires futures). On doit d’abord mesurer la durée pendant laquelle la Lune est, au moins partiellement, dans l’ombre de la Terre. À noter que plus le centre de la Lune passe près du centre de l’ombre de la Terre, plus précise sera la détermination de la distance de la Lune.
L’autre mesure est un peu plus complexe et consiste à estimer ou mesurer le diamètre de l’ombre terrestre — la partie la plus foncée, dans l’animation ci-dessus. Cela peut être fait en prenant plusieurs photos de l’éclipse complète et à les combiner ensemble (p. ex. dans Adobe® Photoshop®) de telle sorte que l’on puisse tracer l’ombre en complétant sa courbe. Au pire, on peut aussi compléter la courbe de l’ombre sur une photo ou un dessin unique, mais cela donnera des résultats moins précis. Le résultat sera en diamètres lunaires.
Le calcul à faire consiste maintenant à déterminer quelle portion de l’orbite de la Lune est passée dans l’ombre de la Terre. On prend donc la durée de la phase d’ombre, que l’on divise par la période de révolution de la Lune autour de la Terre (29 jours) ; cela nous donne une fraction. Ensuite, on présume que l’ombre de la Terre a la même taille en kilomètres que la Terre elle-même * ; si cette taille en kilomètres représente seulement une fraction (obtenue à la phrase précédente) de l’orbite, il est facile de calculer la circonférence de l’orbite complète, par une simple règle de trois :
T | = | d |
29,5 jours | C |
La partie entre les deux Lunes dans le schéma de gauche est représentée par d, le diamètre en kilomètres de l’ombre terrestre (présumé être égal au diamètre de la Terre pour le moment), ainsi que par T, le temps mis par la Lune à parcourir l’écart. Puisque l’on connaît d et T, il est facile maintenant de calculer C. Avec 3 h 40 min (donc 0,153 j) pour T et 12 743,5 km (40 035 km ÷ π) pour d, on a 0,153 j · C = 375 933,25, on a C = 2 457 080 km, qui est donc la circonférence de l’orbite lunaire. En divisant par 2π, on obtient le rayon de cette orbite, soit la distance Terre–Lune : 391 056 km. La distance Terre–Lune varie en fait de 356 400 km aux périgées extrêmes à 406 700 km aux apogées extrêmes ; la valeur obtenue est donc dans le domaine du possible.
* Cette présomption est erronée, car cela impliquerait que le Soleil est à une distance infinie de la Terre, ce qui n’est pas le cas.
La seconde méthode de détermination de la distance de la Lune nécessite la collaboration d’une autre personne vivant loin de chez-soi ; par exemple, une personne au Québec pourrait collaborer avec une autre en Colombie-Britannique. L’expérience consiste à ce que chaque personne prenne une photo de la Lune au même moment — peu importe sa phase —, qui soit exposée assez longtemps pour montrer les étoiles, mais pas trop pour ne pas surexposer de la Lune. Comme le nom l’indique, il s’agit de mesurer la parallaxe — la différence d’angle entre les deux endroits. Comme les étoiles sont suffisamment loin pour être considérées à l’infini (leur parallaxe n’est pas mesurable aux focales permettant de voir la Lune et des étoiles dans le même cadre), si on connaît la distance entre les deux personnes, on connaît la distance à la Lune, comme le montre le graphique ci-dessous.
La formule pour calculer la distance de la Lune est alors :
DLune = | d | ÷ tan | α |
2 | 2 |
Disons par exemple que votre amie Melinda, qui habite à Salta Ville en Argentine, prend une photo de la Lune au même moment que vous faites de même à Montréal, à 7 850 km de là. Vos photos montrent une différence de 1,15° dans la position de la Lune. On a donc (7 850 / 2) / tan (1,15 / 2) = 3 925 / tan 0,575 = 3 925 / 0,01 = 392 500 km. (Il faut dire que ce calcul est biaisé, puisque la distance entre les deux villes est mesurée sur la Terre courbe et non en ligne droite comme si un tunnel les reliait. Des calculs plus poussés permettent de tenir compte de cela, mais nous donnons ici une approche simple.)
La troisième méthode pour mesurer la distance à la Lune n’a besoin que d’une seule personne, et pas besoin d’attendre une éclipse. En fait, l’expérience peut être menée quelle que soit la phase de la Lune. Il suffit simplement de prendre notre satellite en photo lors de son lever ou de son coucher, ainsi qu’au moment où il est directement au méridien sud — bien que la prise de photos additionnelles permette de faire la moyenne et de réduire l’erreur. La taille de la Lune est alors mesurée sur chaque photo, et il faut connaître la hauteur de la Lune dans le ciel au moment de chaque photo. Puisque le mouvement apparent de la Lune d’est en ouest dans le ciel est causé par la rotation de la Terre (bien que la Lune se déplace légèrement d’ouest en est pendant ce temps ; on peut corriger pour ce mouvement, mais nous ne le ferons pas ici), et que la Terre a un diamètre non nul, la personne qui observe la Lune est en fait plus proche de la Lune lorsque celle-ci est au méridien que lorsqu’elle se lève ou se couche — par quelque 6 000 km —, comme l’indique l’animation ci-contre. (C’est une illusion d’optique* qui fait en sorte que la Lune semble plus grosse à son lever ou à son coucher qu’à son passage au méridien.)
* Le lien à l’article de Wikipédia ci-dessus est en français, mais ne donne que peu d’explications. L’article Moon illusion sur Wikipedia anglais est plus complet.
La formule pour calculer la distance à partir de deux images (ou plus, en l’adaptant) est un peu plus complexe, mais nous allons la décortiquer dans un instant.
D | = | 2 (sin h2 − α sin h1) |
RT | α2 − 1 |
Dans cette formule, D représente la distance de la Lune ; RT représente le rayon de la Terre ; h2 est la hauteur de la Lune dans le ciel au moment de la seconde image et h1 celle au moment de la première image. Enfin, α est la taille apparente de la Lune dans la seconde image divisée par celle dans la première image.*
* En cas de prise d’image au lever et au passage, on intervertit l’ordre des photos : celle du passage au méridien est la première photo et celle du lever de Lune, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, devient la seconde image.
Supposons donc que vous mesurez le diamètre apparent de la Lune à 1 246 pixels alors qu’elle se lève et qu’elle est à 3° au-dessus de l’horizon. Vous attendez quelques heures, puis à son passage au méridien, quelques heures plus tard, alors qu’elle est à 23,5° au-dessus de l’horizon, vous mesurez son diamètre à 1 253 pixels. (Nos mesures sont ici données en pixels, mais vous pouvez utiliser n’importe quelle unité, du moment que c’est la même pour les deux mesures. Il est aussi possible d’obtenir une précision inférieure au pixel en mesurant le diamètre du disque lunaire en plusieurs endroits, et en faisant une moyenne des mesures.) Cela donne donc comme valeur pour α = 1 253 ÷ 1 246 = 1,00562. En remplaçant les lettres dans la formule, on a donc :
D | = | 2 (sin 23,5 − 1,00562 sin 3) | = | 2 (0,39874 − 1,00562 · 0,05234) | = | 2 (0,39874 − 0,05263) | = | 2 · 0,34612 | = | 0,69224 | = 61,43662 |
6 378 | 1,005622 − 1 | 1,01127 − 1 | 0,01127 | 0,01127 | 0,01127 |
donc
D | = 61,43662 · 6 378 = 391 842,784 km |
(Nous utilisons ici le véritable rayon terrestre, et non celui que l’on calculerait à partir de la circonférence trouvée ci-dessus.)
Ce résultat concorde bien avec celui obtenu par les autres méthodes présentées ci-dessus. On peut réduire les sources d’erreur en prenant plusieurs images à différentes altitudes et en faisant la moyenne — un principe de base en science, de faire plusieurs mesures et de prendre la moyenne. On peut aussi faire la moyenne des distances obtenues par différentes méthodes, ce qui est un autre principe de base en science lorsque possible.
Maintenant que nous connaissons la distance de la Lune (pour la suite des choses, nous prendrons sa distance moyenne telle que calculée par des moyens plus poussés, soit 384 399 km), il est facile de calculer son diamètre physique, simplement en mesurant son diamètre angulaire et en faisant un peu de trigonométrie. En effet :
d = |2D tan(α ÷ 2)|
où d est la taille physique d’un objet, D sa distance, et α l’angle qu’il sous-tend à l’observateur. Les barres verticales signifient de prendre la valeur absolue, c’est-à-dire d’omettre le signe ; si on obtient une réponse négative, elle devient positif, mais reste positive si elle l’est au départ. Comme la distance à la Lune varie, il va sans dire qu’il faut idéalement prendre des mesures tout au long de sa révolution autour de la Terre (à différentes phases lunaires) et faire une moyenne. En général, les mesures tourneront autout de 30,75′, soit 0,5125°, ce qui donne :
d = |2 · 384 399 · tan(0,5125 ÷ 2)| = |768 798 · tan 0,25625| = |768 798 · 0,00447| = 3 438,4 km
Le diamètre moyen réel de la Lune est de 3 474,8 km ; notre résultat est donc très proche de la réalité.
(Pour connaître la taille angulaire d’un objet selon le nombre de pixels qu’il occupe sur une image, consultez notre calculateur d’astrophotographie.)
NE REGARDEZ JAMAIS LE SOLEIL DIRECTEMENT, que ce soit à l’œil nu ou, à plus forte raison, avec un instrument d’optique. Des dommages potentiellement irréversibles pourraient survenir à vos yeux.
Ceci dit, Astronomie-Québec et Pierre Paquette se déchargent de toute responsabilité relative à votre santé oculaire si vous entreprenez l’expérience mentionnée ici sans précautions appropriées.
Passons maintenant à l’astre le plus brillant de notre ciel, le Soleil. En fait, il est tellement brillant que cela pourrait compliquer les mesures. Heureusement pour nous, il existe aujourd’hui des filtres permettant son observation sécuritaire, un luxe qui n’était pas disponible à Aristarque (Ἀρίσταρχος ὁ Σάμιος, Aristarkhos ho Samios ; v. 310 – v. 230 AÈC). Celui-ci fut le premier à tenter de déterminer la distance du Soleil par des moyens empiriques — la technique qu’il a utilisée pour ce faire est bonne, mais son résultat était erroné, justement parce que le Soleil est si brillant qu’il n’a pas pu mesurer sa position convenablement. Mais voyons d’abord comment il s’y est pris…
La méthode d’Aristarque consiste à observer la position respective du Soleil et de la Lune lorsque celle-ci est à son premier ou à son dernier quartier. À ce moment précis, elle est à-demi éclairée telle que vue de la Terre, ce qui implique que l’angle entre notre planète et le Soleil est de 90° depuis la Lune. On a donc un triangle rectangle. Puisque l’on connaît la distance de la Lune, donc un côté du rectangle, il s’agit de déterminer au moins un autre angle (ou un autre côté) du triangle pour en connaître toutes les mesures.
Une fois l’angle Lune–Terre–Soleil calculé, on peut déduire la distance Terre–Soleil par DLune ÷ cos α, soit 384 399 ÷ sin β. Aristarque a mesuré un angle de 87° entre le Soleil et la Lune au premier quartier ; on a donc β = 3° et DSoleil = 384 399 ÷ sin 3° = 384 399 ÷ 0,05234 = 7 344 835,7 km. (Aristarque parlait plutôt en termes de distance Terre–Lune, qu’il ne connaissait pas ; il a estimé la distance du Soleil comme étant environ 19 fois la distance Terre–Lune, soit 7 303 581 km en termes modernes.)
En fait, le Soleil se trouve beaucoup plus loin, mais Aristarque a eu du mal à effectuer ses mesures parce que : 1) ne disposant pas de télescope ou de tables astronomiques précises, il ne pouvait pas déterminer exactement le moment du premier quartier ; et 2) ne pouvant filtrer la lumière solaire, il ne pouvait pas déterminer la position du Soleil avec précision. Aujourd’hui, les filtres solaires et les télescopes permettent de déterminer précisément l’écart entre la Lune et le Soleil ; par exemple, lors du premier quartier du 1er avril 2020 à 06 h 13 min 15 s HAE, la Lune était à 89° 51′ 08,1″ (89,85225°) du Soleil, ce qui donne :
DSoleil = 384 399 ÷ cos 89,85225° = 384 399 ÷ 0,00258 = 149 065 751 km
La valeur couramment acceptée pour la distance moyenne Terre–Soleil est 149 598 023 km ; l’orbite de notre planète est toutefois légèrement elliptique et légèrement excentrique, ce qui fait que le périhélie de la Terre, le point de son orbite le plus près du Soleil, est à 147 095 000 km et son aphélie, le point de son orbite le plus loin du Soleil, est à 152 100 000 km.
Le problème de cette méthode est qu’elle est extrêmement sensible à la précision des mesures impliquées. Ainsi, une erreur de 1″ dans la mesure de l’angle Lune–Soleil entraîne une différence de quelque 275 000 km ; une erreur de 1′ résulte en une différence d’environ 15 millions de kilomètres dans la distance Terre–Soleil.
Il va sans dire que les astronomes ont besoin d’une méthode moins sensible et plus pratique…
Cette méthode existe : il s’agit de la méthode de la parallaxe — la différence d’angle de vision d’un même objet tel que vu de deux endroits différentes —, utilisée pour la première fois en 1672 par les astronomes français Jean-Dominique Cassini (1625–1712) et Jean Picard (1620–1682 ; peut-être une inspiration pour le personnage de Jean-Luc Picard dans la série Star Trek: Next Generation) à Paris, et Jean Richer (1630–1696) à Cayenne en Guyane. L’idée est que les lois de Kepler découvertes quelques décennies auparavant permettent aisément de calculer la distance relative des planètes par rapport au Soleil : on sait donc déjà, à l’époque, que la distance de Mars au Soleil équivaut à environ 1,5 fois la distance Terre–Soleil (nous reviendrons un peu plus loin sur les lois de Kepler). L’idée de Cassini et Richer était d’observer Mars lors de son opposition — le moment où elle est exactement à l’opposé du Soleil — de deux endroits différents au même moment, et de comparer la position de Mars telle que vue de ces deux endroits. Connaissant la distance entre les deux emplacements (attention de calculer la corde et non l’arc !), on a la base d’un triangle, et, comme on l’a fait ci-dessus pour la Lune, on peut calculer la longueur des côtés de celui-ci si on connaît l’angle au sommet.
Les observations de Cassini/Picard et Richer portèrent sur l’écart entre Mars et l’étoile ψ2 Aqr, devant laquelle l’astronome britannique John Flamsteed (1646–1719) avait prédit que Mars passerait. Le ciel était encore clair à ce moment en Guyane, mais peu après, Richer a pu observer un écart de 11,7″ entre Mars et ψ2 Aqr, le 1er octobre 1672 à 19 h 50 locales. Au même moment à Paris, soit le 2 octobre 1672 à 00 h 50 locales, les deux autres astronomes voyaient la planète et l’étoile séparées de 27,6″ (nous prenons ici les distances centre-à-centre telles qu’indiquées par l’appli SkySafari Pro pour ces moments), pour une différence de 15,9″, qui représente donc la parallaxe de Mars. Puisque la distance entre les deux lieux d’observation est de 7 089 km à la surface de la Terre, cela donne une corde de 6 700 km environ ; la base du triangle. On a vu ci-dessus que :
D = | d | ÷ tan | α | , alors | D = | 6 700 km | ÷ tan | 0,004416…° | = | 3 350 km ÷ tan 0,0022083… = 3 350 km ÷ 0,0000385 = 86 916 616 km |
2 | 2 | 2 | 2 |
(SkySafari Pro place Mars à 65 millions de kilomètres de la Terre [0,435 fois la distance Terre–Soleil] à ce moment, mais la différence peut être due à plusieurs facteurs, notamment une distance Paris–Cayenne approximative, et des écarts Mars–étoile légèrement erronés.)
Puisque Mars était alors directement à l’opposé du Soleil et qu’elle est distante de celui-ci d’environ 1,5 fois la distance Terre–Soleil, la distance que l’on vient de calculer représente environ 0,5 fois la distance Terre–Soleil (il s’agit de DS–M moins DS–T dans le schéma ci-dessus) ; cela veut donc dire que la distance Terre–Soleil est de 2 × 86 916 616 km = 179 833 232 km. (Cassini a calculé 140 millions de kilomètres ; Flamsteed, 131 millions — toutefois, Picard n’a obtenu que 65 millions ! Peut-être a-t-il oublié de retenir un 2… 😉 La distance réelle, on l’a vu, est de 149 598 023 km.)
La méthode de détermination de la distance Terre–Soleil par la parallaxe a été fameusement utilisée lors du passage ou transit de Vénus devant le Soleil, méthode suggérée par Edmund Halley en 1691 et 1716 (lors du transit de 1639, Jeremiah Horrocks avait utilisé la fausse présomption que le diamètre de chaque planète était proportionnel à son rang depuis le Soleil et avait basé son estimation de la distance Soleil–Terre sur la taille angulaire de Vénus — il est arrivé à un résultat de 95,6 millions de kilomètres, soit ⅔ de la valeur réelle ; il n’a donc pas mesuré la parallaxe de Vénus). Puisque les transits de Vénus sont extrêmement rares (deux transits espacés de huit ans, puis 105 ans avant deux autres, puis 122 ans avant de recommencer le cycle), on a dû attendre au transit de 1761 avant de pouvoir procéder à l’expérience. Les résultats furent mitigés à cause de l’effet dit de la « goutte noire », causé notamment par la diffraction dans les instruments d’optique et allongeant le disque noir de Vénus lorsqu’il est près du limbe solaire. Il est à noter que ce n’est pas le seul moment où on peut déterminer la parallaxe de Vénus, mais puisqu’elle ne se trouve jamais à plus de 47° du Soleil, il est difficile de la mesurer en comparant la position de Vénus par rapport aux étoiles, celles-ci étant souvent noyées dans la lueur solaire.
Une parenthèse ici, à propos d’une aventure qui a mal tourné — comme quoi nos malheurs peuvent toujours être mis en perspective et sembler moindres que d’autres. Lors des trnsits de 1761 et de 1769, plusieurs expéditions scientifiques furent lancées. L’astronome français Guillaume Le Gentil (1725–1792) fut envoyé à Pondichéry, en Inde, et quitta Paris en mars 1760. Il arriva à Isle de France (auj. la république de Maurice) en juillet, mais à cause de la guerre de Sept Ans survenue entretemps, il ne put continuer vers l’Inde. Il réussit néanmoins à se faufiler sur une frégate, mais celle-ci perdit le cap et dériva pendant cinq semaines. À son arrivée en Inde, il apprit que les Britanniques avaient pris le contrôle et dut retourner à Isle de France — malheureusement pour lui, il était encore en mer lors du transit, et ne put l’observer, le bateau tanguant trop. Résolu à ne pas avoir voyagé si loin en vain, il décida de demeurer dans la région, cartographiant notamment la côte est de Madagascar entretemps, de sorte qu’il n’aurait pas à refaire le voyage huit ans plus tard pour le transit de 1769… Du moins, pas au complet ; il décida de se rendre aux Philippines pour observer celui-ci. Mal lui en prit, car ces îles étaient alors sous domination espagnole, et il dut rebrousser chemin. Pondichéry était entretemps retombée sous le contrôle des Français, alors il y installa un observatoire… mais le ciel fut couvert de nuages le jour du transit de 1769. Il eut des problèmes au retour aussi, et arriva à Paris en octobre 1771, seulement pour apprendre qu’on le croyait mort, qu’il avait été remplacé à l’Académie royale des sciences, que sa « veuve » s’était remariée, et que tout ses biens avaient été dilapidés parmi ses héritiers — aucune des lettres qu’il avait envoyées ne s’était rendue, à cause de la guerre ou de naufrages. En 1992, la dramaturge canadienne Maureen Hunter a écrit une pièce de théâtre, Transit de Vénus, au sujet des mésaventures de Le Gentil ; cette pièce a été transposée en un opéra du même nom par Victor Davies en 2007.
On a vu à la section précédente comment il a été possible de mesurer la distance à Vénus et Mars. Des techniques semblables ont été utilisées pour les autres planètes aussi. Toutefois, la distance relative des planètes est facile à calculer en partant de la troisième loi de Kepler, qui stipule que le carré du temps de révolution d’une planète autour du Soleil (en fait, de n’importe quel astre autour de son « astre-parent ») est propotionnel au cube de sa distance à celui-ci. La question est de savoir combien de temps chaque planète prend pour compléter son orbite. Vu que la Terre elle-même se déplace pendant ce temps, l’entreprise n’est pas nécessairement triviale.
Il aura fallu attendre que Nicolas Copernic (1473–1543) découvre que toutes les planètes, incluant la Terre, tournent autour du Soleil et non autour de la Terre comme on le pensait jusque-là avant de réaliser que l’on pouvait mesurer leur distance respective. Pour les planètes intérieures que sont Mercure et Vénus, la solution est simple : on mesure l’écart maximal entre la planète et le Soleil, et on sait à quelle distance elle se trouve de celui-ci par rapport à la distance Terre–Soleil ; même si on ignore la valeur exacte de cette dernière, on a une idée au moins des proportions de chaque orbite. Comme l’illustre le schéma ci-contre, on a alors affaire à un triangle rectangle, et la trigonométrie de base nous indique que DSP = DST sin α.
La planète Vénus ne s’éloigne jamais de plus de 46,7° du Soleil. On a donc DSP = DST sin 46,7° = DST · 0,728, ce qui signifie que le diamètre de l’orbite de Vénus est d’environ 72,8 % celui de l’orbite terrestre. (La valeur réelle est d’environ 72,3 % ; la valeur extrême de 72,8 % est atteinte à l’aphélie.) De même, l’écart apparent maximal entre Mercure et le Soleil est de 28°, ce qui la place à sin 27,8° = 0,467 fois la distance Terre–Soleil à son aphélie. La mesure de multiples écarts planète–Soleil (méthode scientifique habituelle, telle que mentionné ci-dessus) permet même de tracer l’orbite de chacune avec une certaine précision !
Longitude… …courante …à l’opposition #1 …à la quadrature …à l’opposition #2
λTerre :
225° 00′
λTerre :
—
λTerre :
—
λTerre :
— Jours écoulés… …jusqu’à maintenant …à l’opposition #1 …à la quadrature …à l’opposition #2 — — — — Période de révolution synodique : — jours Période de révolution sidérale : — jours
λplanète :
260° 00′
λplanète :
—
λplanète :
—
λplanète :
—
L’animation ci-contre illustre la méthode. On cherche à connaître les angles α, β, et γ (faites jouer l’animation pour savoir de quoi on parle). L’angle γ peut être déterminé simplement en faisant α − β, et de là, d = 1 ÷ cos γ, mais il faut d’abord déterminer les angles α et β. Copernic a réalisé que l’angle α est égal à la fraction d’année terrestre prise pour que la Terre se déplace de l’opposition à la quadrature de la planète. Autrement dit, si T est le temps pris pour parcourir l’arc et A est la durée de l’année, exprimés dans les mêmes unités, alors :
α = 360° · | T |
A |
Pendant le même temps T, la planète a parcouru un arc d’angle β, mais il va sans dire que cet angle est aussi proportionnel au temps parcouru par rapport à sa durée de révolution P. Autrement dit, on retrouve une formule presque identique à la précédente :
β = 360° · | T |
P |
La question revient donc maintenant à connaître le temps de révolution P de la planète autour du Soleil. Pour ce faire, Copernic présume, à juste titre, que les planètes extérieures prennent plus de temps que la Terre à faire le tour du Soleil. Une conséquence est qu’entre deux oppositions successives, donc en un temps TS (appelé période de révolution synodique), la planète externe a parcouru un arc égal à δ, et la Terre, ce même arc plus 360°, donc 360° + δ. Vu que cet angle et ce temps sont parcourus à une vitesse moyenne (présumée) constante (du moins en moyenne), on a :
360 + δ | = | 360 | soit | 360 | + | δ | = | 360 | pour la Terre, et | δ | = | 360 | pour l’autre planète. |
S | A | S | S | A | S | P |
Si on remplace δ ÷ S de l’équation de gauche par 360 ÷ P de l’équation de droite, on a :
360 | + | 360 | = | 360 | ou, en divisant partout par 360, | 1 | + | 1 | = | 1 |
S | P | A | S | P | A |
On connaît donc maintenant la période de révolution sidérale de la planète — le temps qu’elle prend pour être alignée vis-à-vis de la même étoile par rapport au Soleil —, et on peut donc aisément calculer les angles α,β, et γ lors d’une de ses quadratures, tout cela, simplement à partir de la période de révolution synodique, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre deux oppositions successives de la planète. Cela nous permet de calculer les valeurs du tableau suivant :
Planète | Période synodique moyenne | Période sidérale calculée |
---|---|---|
Mars | 779,96 j | 686,96 j |
Jupiter | 398,88 j | 4 333,07 j |
Saturne | 378,09 j | 10 760,76 j |
Uranus | 369,66 j | 30 661,15 j |
Neptune | 367,49 j | 60 093,86 j |
(Les périodes sidérales calculées diffèrent quelque peu des vraies périodes sidérales, puisque l’on ne prend ici qu’une seule valeur [moyenne] pour la période synodique de chaque planète, et non un ensemble de valeurs réparties en différents points de l’orbite, qui est elliptique et non circulaire.)
Nous passerons très vite ici, parce que le diamètre physique des planètes se calcule de la même façon que celui de la Lune, c’est-à-dire avec la formule d = |2D tan(α ÷ 2)|, où les barres verticales représentent la valeur absolue d’un nombre (une valeur négative devient positive), d représente sa taille physique, et D représente sa distance.
Maintenant que nous avons déterminé les distances des planètes, passons aux étoiles… On utilise aussi la méthode de la parallaxe, mais puisque les étoiles sont beaucoup plus distantes que les planètes, au lieu d’utiliser le diamètre de la Terre comme ligne de base, on utilise le diamètre de l’orbite terrestre. La tâche est plus difficile, toutefois, car même avec cette grande ligne de base, la parallaxe des étoiles est négligeable. L’étoile avec la plus grande parallaxe, Proxima du Centaure (invisible du Québec), a une parallaxe de seulement 0,7687 ± 0,0003″ ; cet angle est équivalent à celui sous-tendu par un objet de 2 cm de diamètre situé à 5,3 km de distance…
Pour être bien honnête, je n’ai jamais entendu parler d’astronomes amateurs ayant mesuré une parallaxe stellaire, mais avec les équipements modernes à la disposition du commun des mortels, je serais surpris si c’était impossible d’en détecter au moins une ou deux… N’empêche, on a ici le principe, et l’obtention de résultats précis n’est pas le but de cette page.
Une fois que les astronomes ont réussi à mesurer la parallaxe de nombreuses étoiles, ils ont pu faire des comparaisons entre elles, et la venue de la spectroscopie a permis l’ajout de pièces importantes au casse-tête que représente l’Univers. Cette discipline « brise » la lumière en ses composantes, le spectre, pour une analyse plus approfondie. Cela peut être fait avec un prisme ou avec un réseau de diffraction, essentiellement une fine lame de verre gravée de milliers de rainures parallèles, ultrafines, et extrêmement rapprochées les unes des autres — il n’est pas rare de voir des réseaux de 1 000 ou 2 000 lignes au pouce (2,54 cm), même dans des instruments de bas-de-gamme.
La découverte principale dans ce domaine a été faite par Joseph von Fraunhofer (1787–1826), qui a noté des lignes sombres dans le spectre solaire. Observant d’autres étoiles brillantes, il a noté que les lignes étaient aussi présentes, mais légèrement décalées d’une étoile à l’autre ; cela éliminait la possibilité que ces lignes soient causées par le passage de la lumière des étoiles dans l’atmosphère terrestre, sinon toutes auraient montré les mêmes lignes aux mêmes endroits de leur spectre. Une analyse plus détaillée a par la suite révélé de nombreuses lignes additionnelles à celles détectées par Fraunhofer, de même que le fait qu’elles sont causées par divers éléments chimiques présents dans l’atmophère des étoiles. Ainsi, les lignes identifiées A et B dans l’image ci-contre sont causées par l’oxygène moléculaire (O2), tandis que la ligne C est celle que l’hydrogène absorbe quand son électron passe du troisième niveau d’énergie au second (on l’appelle aussi hydrogène alpha ou Hα).
L’analyse des lignes du spectre d’une étoile a permis leur classification en sept principaux classes spectrales, plus de nombreuses classes secondaires. D’abords classés en ordre alphabétique, elles ont depuis été réordonnées et parfois regroupées pour donner la séquence OBAFGKM. Les étoiles O et B sont bleutées ; A et F, blanches ; G, jaunes ; K, oranges ; et M, rouges, mais la différence entre chaque classe est plus subtile que sa seule couleur approximative.
Vers 1930, Robert Trumpler (1886–1956 ; il est né Trümpler et enleva le tréma de son nom en 1915) procéda à une analyse des amas ouverts d’étoiles connus jusqu’alors. Dans un Bulletin de l’Observatoire Lick paru en 1930, il publia « Preliminary results on the distances, dimensions and space distribution of open star clusters », où il explique sa méthodologie. L’exercice lui permet en passant de (co-)découvrir l’absorption interstellaire au sein de notre Galaxie, causée par de la « poussière ». Présumant d’abord que plus un amas nous apparaît petit, plus il est distant, Trumpler se ravise et découvre que les amas n’ont pas tous la même taille intrinsèque, prélude à la classification de ceux-ci selon leur niveau de concentration et leur richesse en étoiles.
Vers la même époque, Harlow Shapley (1885–1972) mène une étude semblable sur les amas globulaires. Dans certains d’entre eux, Shapley note la présence d’étoiles variables de type céphéide, dont la stricte relation période–luminosité vient d’être découverte par Henrietta Leavitt (1868–1921), ce qui lui permet de déterminer leur distance en fonction de leur luminosité intrinsèque comparée à leur luminosité observée.
Les observations de Trumpler et de Shapley, entre autres, permettent aux astronomes de définir la forme de la Voie lactée, notre Galaxie. Pour le reste, la spectroscopie joue un grand rôle, même encore aujourd’hui, alors qu’elle permet même la découverte de planètes autour d’autres étoiles.
Sir Isaac Newton a bien résumé les faits quand il a dit que s’il a « vu si loin, c’est parce qu[’il a] grimpé sur les épaules de géants ». Chaque découverte en astronomie — et dans de nombreux autres domaines — a souvent été rendue possible par ou découle de découvertes préalables, et le niveau d’avancement technologique toujours en mouvement vers l’avant se fait, lui aussi, une brique à la fois.
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© 2020 Astronomie‑Québec / Pierre Paquette